Manhattan

Lettre ouverte

au poète franco-belge qui déclarait le 11 septembre 2001,

_ Dans mon moi profond je ne me sens pas américaine (...) et vous, dans votre moi profond, qui êtes vous ?


*

Dans mon moi profond, je suis de la race humaine.
Un peu morte avant hier à Manhattan, je suis orpheline parce que mes parents étaient dans la tour et chagrine parce que mon enfant était dans l'un de ces avions.
Mais j'ai aussi faim depuis longtemps dans le coeur de l'Afrique. Dans les rues de Kaboul je quête chaque jour un peu de pain, je suis un peu blessée chaque jour à Gaza, je pleure la folie des hommes chaque aurore, je meurs un peu de froid en France chaque hiver, je suis un peu russe et pauvre, je suis irlandaise, basque...


Je suis dans l'avion qui s'est planté, ici, mais j'étais déjà dans la mare de sang de Lockerbie en 1989...

 
 
Je suis autrichienne par ma mère et, depuis que Charles Martel arrêta les arabes à Poitiers, depuis que les sarrasins envahirent la Bresse, j'ai certainement comme mon père et chaque bressan, du sang arabe qui coule dans mes veines...
Enfin je suis vivante et j'ai la chance d'être née en France, celle d'être du côté de ceux qui ne connaissent la misère que par celle des autres, s'entend non seulement la pauvreté, la faim, le froid, mais aussi la misère intellectuelle.


Je suis une femme française ainsi que plusieurs dizaines de générations avant moi.
Et je crève de honte en voyant ce que ce monde est devenu malgré la déclaration des droits de l'homme, quand je sais ce qu'on laisse faire dans les recoins du monde, sur lesquels on oublie volontairement de lever les yeux parce que dans ce monde l'argent regarde l'argent et surement pas l'Humain.
Et je crève de honte quand je sais des fouets pour faire avancer des hommes, quand je sais des innocents égorgés ici, quand j'en sais d'autres mourant sans soin, quand j'en sais d'autres encore mourant de faim, quand je sais des enfants sans enfance, quand je sais des femmes incarcérées et flouées...



Les américains ont du sang sur les mains ? mais les Européens ?
Enfin faut-il qu'on n'oublie jamais ce qui s'est passé à Dachau mais qu'on oublie si vite que sans coalition et donc sans américain, la France n'aurait pas été libérée en 1944 ?

Voilà ce qu'est mon moi profond, et bien autre encore. Mais il n'est pas cela depuis soixante douze heures seulement, il est cela chaque jour, en témoignent les dénonciations de mes poèmes, mes cris à l'injustice, mes quêtes de paix, ma bataille pour le bonheur d'un tout petit coin de terre, celle du Burkina Faso.

A Manhattan, sont morts des hommes et des femmes, américains comme je suis française, russes comme je suis française, anglais comme je suis française, allemands comme je suis française, de race noire ou de race jaune comme je suis de race blanche... des innocents qui ne demandaient qu'à bosser avant-hier, parce qu'ils avaient comme moi une famille à nourrir, comme moi un père ou une mère à guérir, quand encore ce n'était un enfant. Parce qu'ils avaient comme moi une famille, des enfants à chérir, parce qu'ils avaient l'amour, qu'ils aimaient la vie et n'avaient qu'envie de la vivre.


Alors, Madame la "poétesse", comment crier que nous ne sommes pas américains quand l'horreur touche ici autant que là-bas, le monde entier ?
Nous sommes Humains et frères, comme eux, tous, ici là ailleurs !
Français d'origines diverses comme beaucoup d'américains, tous ne descendant pas des populations précolombiennes...
Humains qui se voudraient libres quand trop nombreux sont ceux qui oublient que la liberté s'arrête où commence celle des autres.

Humains qui se voudraient heureux mais trop nombreux sont ceux qui ne savent se suffire de petits bonheurs.
Humains qui perdent les valeurs morales gagnées au prix de la vie de nos ancêtres, comme s'ils étaient morts pour rien, comme si les droits de l'homme n'avaient jamais été.
Parce que nous sommes tous issus de peuples où bonté rime avec mauvais, juste avec injuste, tendrement avec arrachement, chaleur avec horreur, passion avec animaversion, fraternité avec rivalité, et que nous sommes tous soumis au pouvoir du fric.
Parce que'il semble que Liberté, Egalité, Fraternité ne veutlle plus rien dire !

Car enfin si les droits de l'homme étaient respectés partout en ce monde, les Talibans
auraient lâchés leurs fouets, les iraniens respecteraient leurs femmes, il n'y aurait
plus d'esclavage, on aurait arrêté les massacres des indiens d'Amérique, on aurait sauvé le peuple Kurde, on ne parlerait pas de charnier en ex-Yougoslavie, et je passe sur les exactions, et j'en passe, j'en passe, j'en passe...



Ainsi Madame, dans mon moi profond, je suis la petite soeur de milliers d'âmes à assombrir ce onze septembre, à en éclaircir la nuit.
Petite fille de soldat de 14-18 un "poilu", de race humaine, un peu morte avant hier à Manhattan, je suis orpheline parce que mes parents étaient dans la tour et chagrine parce que mon enfant était dans l'un de ces avions.

Par déférence et solidarité, j'avais jusqu'ici choisi le silence.
Là l'indécence a franchit les barrières du possible...


Jade Vuaillat Laurent

Chatillon-la-Palud
14 septembre 2001